samedi 20 mai 2017

Le monde entier est un théâtre


Naissance du Bouddha (scène dans le Buddha Musuem, Dashu, Kaohsiung 840, Taiwan)

Le monde entier est un théâtre,
Et tous les hommes et les femmes seulement des acteurs;
Ils ont leurs entrées et leurs sorties,
Et un homme dans le cours de sa vie joue différents rôles…
 
William Shakespeare, As You Like It (Comme il vous plaira), acte II, scène 7

Bhikkhu Ñānananda avit écrit un beau petit commentaire[1] sur le Kālakārāma Sutta[2] (AN 4.24) que le Bouddha donna dans le parc du millionnaire Kālaka en comparant la réalité conjurée par le sens et le mental à un tour de magie, qui une fois dévoilé perd tout son attrait « aveuglant ».
« Ce qui est vu, entendu, senti ou saisi
Est considéré comme une vérité par les autres,
Au milieu de ceux enhardi dans leurs propres vues
Étant ‘Ainsi’ (P. tādi), je ne les tiens ni pour vrai ni pour faux.
Je discerne bien à l’avance cette barbelure
Sur laquelle s’accroche ou s’empale l’humanité
‘Je sais, je vois, c’est ainsi’ – le Tathāgatha ne s’y attachera pas
. »[3]
C’est un point important, qui détermine qui est un tathāgatha, ou sinon celui qui ne s’accroche pas à ses propres vues. Voici ma traduction d'un passage du commentaire de Bhikkhu Ñānananda.

« La question de ‘voir ce qui-est-montré’ nous conduit au rapport entre le signe et la signification. La perception sensorielle, à tous les niveaux, s’appuie largement sur les signes. Cette affirmation peut sembler comme un truisme puisque le mot Pāli saññā (skt. samjñā tib. ‘du shes) dénote à la fois ‘le sens’, ‘le symbole’, ‘la marque’, ou ‘gage’. C’est à cause des processus de saisie et de reconnaissance, qui sont implicites dans la perception sensorielle, que le signe y joue un rôle si important.

La saisie – qu’elle soit physique ou mentale – est au mieux une affaire de symbole. Le point de contact actuel est superficiel et localisé, mais il étaye en quelque sorte la prétention (conceit) de la saisie. La reconnaissance aussi est seulement possible dans des limites circoncises et de façon arbitraire. La loi de l’impermanence la sape sans cesse, et pourtant la prétention de la reconnaissance est maintenue en niant progressivement les faits du changement. Ainsi, ces deux processus sont maintenus à l’aide de signes et de symboles.

Que signifient les signes ? « Des choses évidemment » - rétorquerait la personne moins sophistiquée. Pour ce qui est du sens commun, les signes représentent probablement les « choses » que nous percevons grâce à eux. Et les « choses » sont les formes que nous voyons, les sons que nous entendons, les odeurs que nous sentons, les saveur que nous goûtons, les objets que nous touchons et les idées que nous connaissons. Une personne plus sophistiquée serait sans doute plus précise. Elle partirait du point de vue que derrière ces attributs changeants que nous percevons avec nos facultés sensorielles limitées, se cache une substance immuable, une essence, un noumène. Même si aucun analyse ne permet d’affirmer une telle essence, une chose-en-soi sous des couches successives toujours régressives de qualités et d’attributs, elle persisterait qu’aucun attribut ne pourrait exister sans une substance – une qualité sans une « chose » qu’elle qualifie.

Selon le Kālakārāma Sutta, un tathāgata ne conçoit pas de chose visible en dehors de la vue, ni de chose audible en dehors de l’ouïe, ni de chose sentie en dehors de la sensation, ou de chose connaissable en dehors de la connaissance. Comme il ressort des suttas, tous les objets de la perception sensorielle (percepts)[4] en tant que tels doivent être considérés comme de simples signes (saññā, nimitta). Par conséquence, tandis qu’un être du monde dit qu’il perçoit des « choses » à l’aide de signes, le tathāgata dit que tout ce que nous percevons sont des simples signes. Les formes, les sons, les odeurs, les saveurs, les sensations tactiles et les idées sont tous des signes que poursuit la conscience. On pourrait se poser la question : « Que signifient ces signes ? » « Des choses, bien sûr » - le tathāgata repondrait alors : Les « choses » ne sont cependant pas celle que l’être du monde a en tête en cherchant une réponse à cette question. L’avidité, l’aversion et l’aveuglement sont les « choses » signifiées, selon l’enseignement du tathāgata, par tous les objets de la perception sensorielle. « L’avidité, mes amis, est un quelque chose, l’aversion est un quelque chose, l’aveuglement est un quelque chose. » (« Rāgo kho āvuso kiñcano, doso kiñcano, moho kiñcano » - M I 298. Mahāvedalla S.) « L’avidité, mes amis, est quelque chose qui fait signe, l’aversion est quelque chose qui fait signe, l’aveuglement est quelque chose qui fait signe » (« Rāgo kho āvuso nimittakaraṇo, doso nimittakaraṇo, moho nimittakaraṇo » - ibid.). »[5]

Les « choses » manquent d’une essence ou d’être. Ce qui donne un sens de réalité aux signes, aux apparences, ce sont l’avidité, l’aversion et l’aveuglement que nous pouvons ressentir en les percevant. En quelque sorte, ces « trois poisons » voilent la réalité des signes en leur donnant du poids, qu’ils n’ont pas par eux-mêmes. Leur sens de réalité n’est pas dû à « l’être », mais à l’investissement des « trois poisons ».
« L’illusion inhérente au langage est celle de l’être. Or, cette illusion, qui nous fait prononcer l’être — dire : « cela est », et, particulièrement, « cela est juste » (ou « injuste »), « cela est beau » (ou « laid »), etc. — est la source radicale du malheur de l’homme. Car celui qui dit : « cela est », croit dire la vérité — une vérité exclusive de la « vérité » opposée. Si l’un dit : « cela est juste », l’autre : « cela est injuste », l’un : « cela est », l’autre : « cela n’est pas », chacun a tort aux yeux de l’autre. Le principe de contradiction fonde la vérité onto-axiologique. Mais, s’il est impossible que la même chose soit et ne soit pas en même temps ce qu’elle me paraît être — « belle » ou «juste », par exemple —, cela signifie que l’autre a tort s’il ne dit pas ce que je dis. Tout le droit est pour moi, aucun droit n’est de son côté. La vérité est toujours ma vérité, non celle de l’autre. La vérité comme vérité de l’étant, au sens de l’onto-axiologie, de la morale et de la métaphysique, est une vérité qui divise. Le principe de contradiction fonde, rend possible l’opposition réelle des hommes entre eux, et même de l’homme à lui-même — dès lors qu’il se croit obligé de choisir entre un prédicat et le prédicat opposé (« innocent » ou « coupable », « fidèle » ou « infidèle », etc.). Or, si les choses ne « sont » pas plutôt ceci que cela, cela signifie qu’elles ne « sont » rien, et que le mot être serait à bannir du langage (toutefois, pour dire cela même, on ne peut faire autrement que de l’employer encore). Tout se résout en apparences. Dès lors, rien ne fait obstacle à la tranquillité, ἡσυχίᾳ (esuxia), à la non-agitation, ἀταραξία (ataraxie)— et l’on peut ajouter, d’après Antigone de Caryste et Cicéron, à l’impassibilité, ἀπάθεια (apatheia). » 
Pyrrhon ou l’apparence, Marcel Conche, PUF, pp. 126-128
La tranquillité, la non-agitation, et l’impassibilité sont le fruit du non-investissement des trois poisons dans des signes (nimitta), empêchant que ceux-ci deviennent des « choses », nous aveuglant avec un sens d’être qu’elles manquent. Sans les trois poisons, les « choses » perdent leur attrait. Ce sont les trois poisons qui causent l’aveuglement et empêchent de voir pour ce qu’ils sont la « magie » ou « le spectacle » qui nous jouent des tours quotidiennement.

***


[1] The Magic of the Mind, an exposition of the Kālakārāma Sutta, BPS, Kandy, Sri Lanka, 1974

[2] Source du sutta en pali 

[3] Bhikkhu Ñānananda, p. 12.

[4] Autrement dit, les sensibles, opposés aux intelligibles.

[5] The Magic of the Mind, an exposition of the Kālakārāma Sutta, BPS, Kandy, Sri Lanka, 1974, pp. 14-15.

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