dimanche 21 mai 2017

Tensions entre théologiens et "philosophes" au XIIIème siècle



Alain de Libera, écrivant de l’émergence de l’intellectuel ou du « philosophe » occidental au XIIIème siècle dans Penser au Moyen Âge, voit, en creux, dans certaines des 219 thèses (« averroïstes ») interdites par l'évêque de Paris Étienne Tempier[1] en 1277, les prémisses du profile de l’intellectuel naissant.
« Qui est visé [par les interdictions] ? des penseurs appartenant à la Faculté des arts de l'Université de Paris, essentiellement Siger de Brabant, Boèce de Dacie, tenants de ce que Renan appelle averroïsme latin et F. Van Steenberghen (1977) aristotélisme radical, doctrines qui semblent plus imaginaires que réelles. »[2]
De Libera relève 13 thèses dressant le portrait d’un « intellectuel », et dont certaines seront développés dans « la mouvance des sectes allemandes – bégards et béguines, frères et sœurs du libre-esprit – auxquelles, dans les années 1310-1320, Maître Eckhart allait prêcher. »[3]
« Tel que le construit l’évêque de Paris, le contexte du discours médiéval sur la sexualité est le monde : le monde de la nature ou, plutôt, celui de l’ordre naturel. Ce monde fait place à un Dieu que les religions instituées déforment parce qu’elles le dénaturent dans l’exubérance de la fable (proposition 174) et la contention de la pensée (proposition 175), la variété des cultes et des sacrements (propositions 179 et 180). C’est un monde où la mort est laïcisée (proposition 178), le bonheur humain exalté (proposition 176), la dignité des antiques vertus humaines rétablie au-dessus des faux prestiges de la servitude et de la haine de soi (propositions 170, 171, 177) ; un monde du devenir, à la fois fragile et constant, où l'homme a sa place éminente : celle où la nature se dit à elle-même sa propre loi. »[4]
L’ensemble des thèses interdites mérite une lecture en soi, mais je relèverai ici les points qui m’intéressent dans le cadre du débat sur la nature religieuse ou philosophique du bouddhisme, parce qu’ils lui font écho en quelque sorte[5]. Rappelons-nous que ce débat eut lieu au XIIIème siècle et qu’il faisait suite à des résistances qu’avaient rencontrée un Avicenne et un Averroès etc. de la part de théologiens musulmans.

La proposition 167 sur la sémiologie divinatoire.
« Certains signes nous font connaître les intentions des hommes et leurs fluctuations, ils nous font savoir si ces intentions doivent être menées à terme. Ces ligures nous font également connaître le sort des pèlerins, qui sera fait prisonnier, qui sera relâché, et qui parmi les hommes à venir sera savant ou voleur[6]. »
Cette première thèse pose que les «signes» permettent de connaître, plus exactement de deviner, les intentions des hommes, leurs changements d’intention et la suite qui y sera donnée dans la réalité, bref, leur destin. C’est la position d’une sémiologie divinatoire qui engage l’ensemble de l’astrologie « scientifique » ou « superstitieuse » - les signa en question ne désignent pas, en effet, les seules configurations célestes, ce sont tous les signes utilisés par les devins, ceux aussi que l’on rencontre dans les rêves et les « visions » prophétiques. »
La proposition 173 sur la supériorité de la raison sur la volonté « monomaniaque »).
« La connaissance des contraires [termes d’une alternative] est la cause exclusive qui fait que l’âme rationnelle les maîtrise. La faculté simple [la volonté] n’a pas de pouvoir sur les contraires, si ce n’est par accident et en fonction de l’autre faculté [l’intelligence]. »
La proposition 174. « Il y a autant de fables et d’erreurs dans le christianisme que dans n’importe quelle autre religion.» et la proposition 175 « La religion chrétienne empêche de s’instruire ».

La proposition 176 mérite d’être reproduite dans son intégralité avec le commentaire de De Libera. La proposition 178[7] la complète.
« C’est dans cette vie que l’on trouve le bonheur, et non dans l’autre. » Cette thèse est, à nouveau, reprise de l’affirmation d'Averroès sur l’impossibilité d’une vie future personnelle. Il n’y a pas d’immortalité personnelle, car la pensée (l’intellectus) n’est pas une puissance de l’âme humaine. Il n’y a rien après lu mort : la Pensée qui existait avant moi continue après moi, unie à d'autres hommes. Le bonheur est ici-bas ; il passe d’un sujet à l’autre, d’un réceptacle à l’autre, dans une ronde qui n’a ni commencement ni fin. Ma mort n’est pas un événement pour la Pensée, mon bonheur s’éteint avec moi. La Pensée est éternellement heureuse : je puis bien être aussi heureux - c’est ce qui arrive quand je la « rencontre », lorsque je la laisse être à moi en m’unissant à elle -, mais je ne puis être heureux qu’ici-bas, puisqu’il n’y a pas de je dans l’autre vie, puisque aucun je ne survit à sa propre mort. Cette perspective radicalement antichrétienne suppose une définition du bonheur comme union entre une Pensée unique, anonyme, transcendante et une âme individuée par ses « phantasmes » (les images qui résultent de sa présence dans un corps), et donc incapable de penser par elle-même.
Pour le philosophe, l’homme est un corps producteur d’images qui sent, imagine et souffre. Il connaît le bonheur quand il s’élève à la Pensée et participe de sa plénitude, de la félicité qu’elle goûte en elle-même et à elle-même. En supprimant la capacité d’imaginer qui individualise chaque sujet, la mort ôte du même coup la possibilité de s’unir à quoi que ce soit. Si donc la pensée humaine est une « réception », et le bonheur l’état qui en découle chez le receveur, la disparition du receveur est sans espoir, car sans espérance de retour : l’état qui il été connu par moi ne reviendra jamais, jamais plus je ne « un moi. Le monde, le bonheur continueront, je n’y serai plus pour personne. Je n’ai donc rien à attendre ni à redouter de la mort, ni récompense ni châtiment. C’est ici-bas que je reçois ce qui est mien : si l’action vertueuse est à elle-même sa propre récompense, c’est parce qu’elle l’apporte et l’emporte avec soi. »[8]
Les thèses 179 et 180 portent la même charge que certains distiques de Saraha[9] et que certaines sorties du XIVème Dalaï-Lama[10].
« On ne doit se confesser que pour la forme. » et « La prière est inutile. » La confession n’a pas de sens, mais on ne peut socialement y échapper. La prière est incompatible avec la nature de Dieu, c’est une absurdité théologique. Pour un philosophe, Dieu est impassible et immuable, il ne saurait être ni atteint ni changé par une demande. En outre, cette même nature divine fait que Dieu se donne et prodigue en tant que Bien suprême : Il ne peut ni demeurer stérile ni répartir inégalement ses dons. Étant défini par sa «largesse », Dieu ne saurait être prié de donner plus ni autrement qu’il ne donne, mais simplement loué d’être ce qu’il est. Enfin, puisqu’il n’est pas la cause directe du bonheur ou du malheur de l’homme, il n’y a pas à lui réclamer ce qu’il ne peut donner. Introuvables à Paris, ces deux stratégies de rupture avec la vie d église n’étaient sans doute pas à la portée d’un maître ni conformes à la piété universitaire alors unanimement respectée - elles devaient prendre leur essor ailleurs, non dans le supposé « averroïsme populaire » des goliards, mais dans la mouvance des sectes allemandes - bégards et béguines, frères et sœurs du libre-esprit - auxquelles, dans les années 1310- 1320, Maître Eckhart allait prêcher. »
Et pour finir la proposition 181, qui semble aller dans un sens de naturalisme.
« On ne peut écarter la possibilité d’une destruction naturelle de l’univers sous un déluge de feu. » Cette thèse aux multiples facettes résume tout. La nature va son propre cours et peut mourir d’elle-même, elle peut retourner au feu et, d’elle-même, renaître un nombre indéfini de fois . La possibilité naturelle de la destruction universelle donne son sens à la vie humaine. Tout commence et recommence naturellement : chassée de la conscience, l’action providentielle de Dieu ne saurait alimenter le drame intérieur ; chassée de l’univers, elle ne saurait régler sa dramaturgie extérieure. »[11]
La proposition 177 mérite un traitement à part, tant ses conclusions portent un coup de grâce justement aux théories de la grâce et des qualités innées. Elle reprend aussi un débat bouddhiste indien du temps d’Advayavajra (Xième siècle) sur la nature innée ou non des qualités (guṇa).
« Il n’y a pas d’autres vertus que les vertus acquises et les vertus innées. » Telles que les décrit Aristote, les vertus humaines se répartissent en deux classes : celles qui découlent de ma nature - nature signifiant aussi « naissance » - et celles que j’acquiers par la pratique et la répétition des actes vertueux en fonction de mes aptitudes et de mes efforts. Réduite à l’essentiel, cette thèse nie à la fois l’existence, la possibilité et la nécessité des vertus morales infuses - les trois vernis théologales chrétiennes: foi, espérance, charité. Une vie d'homme atteint à sa vérité morale, donc à sa vérité humaine tout court, dans le seul exercice des vertus philosophiques. Les vertus infuses, ces « dons surnaturels accordés au fidèle en même temps que la grâce sanctifiante » sont inutiles : l’homme arrive à la perfection de la vertu par la seule philosophie. »
Au XIIIème siècle la philosophie, et le naturalisme, montent en puissance, au point que l’église sent le besoin de lui opposer des interdits, en vain…


Le «néo-médiévisme» d'Alain de Libera [note critique] de Jacques Follon

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[1] Étienne Tempier, connu également comme Stéphane d'Orléans (mort le 3 septembre 1279), fut chancelier de l'École cathédrale de Paris puis évêque de Paris de 1268 à 1279.
Tempier, La condamnation parisienne de 1277 [archive], édition du texte latin et trad. David Piché, Vrin, 2002. Première version (1270) : 13 thèses visées ; seconde version (1277) : 219 thèses visées

[2] Wikipédia 

[3] Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, p. 200

[4] Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, p. 202

[5] De Libera mentionne par exemple Avicenne qui avait dû reculer « devant sa propre philosophie par incapacité de résister à la pression des théologiens musulmans ». p. 198

[6] « Tel qu’il est décrit dans la proposition 167, le point d’application de ces techniques divinitoires montre bien la situation sociale où elles s’enracinent ci la nature de la demande qui s’y attache : d’abord, l’échec de» croisades, l’échec de l’Occident, et l’angoisse qui en découle (« connaître le sort réservé aux pèlerins, qui sera fait prison nier et qui sera libéré ») ; puis, plus radicalement, l’incertitude de vies constamment exposées, la lutte, la « compétition » - connaître l’avenir de chacun et savoir qui choisira quoi, qui choisira le vice (ici le vol) et qui la vertu (ici la science), mal» on pourrait aussi bien dire, déontologiquement, la facilité ou le travail, la réussite ou le mérite. »

« La mort est la fin des choses à redouter. » Cette thèse peut s’entendre de deux manières. En un premier sens, la mort est la fin de tout, c’est la « cessation de tous les maux ». Elle n’est d’aucune façon redoutable, c’est une délivrance de la vie, des souffrances d’ici- bas auxquelles elle met un terme, et, puisqu'il n’y a rien après cette vie, l’idée de la mort apportant avec elle la certitude de l’impossibilité de maux futurs, sa seule évocation libère l'homme de l’angoisse du châtiment éternel, tout comme, de lait, la réalité de la mort exclut que l’on puisse jamais éprou ver dans une autre vie cette terreur que Tempier oppose au philosophe : « la pire de toutes les terreurs, celle que l’on éprouve en enfer».

Dans un second sens, la phrase signifie que la mort est le comble des choses à redouter, c’est-à-dire la plus terrible des choses, le mal suprême, puisqu’elle est la cessation de tous les biens, la fin de toute activité. C’est la thèse d’Aristote dans L’Éthique à Nicomaque. Quelle que soit l’interprétation, le résultat est le même : on pose ici qu’il n’y a pas de survie personnelle. Ce rejet subsidiaire des fondements mêmes du christianisme peut déterminer une attitude philosophique complexe articulant en toute existence, sur le double jeu des maux et des biens, à la fois une impatience de la mort et une nostalgie de la vie.
» p. 199

[8] Penser au Moyen Âge, pp. 198-199

[9] « Comment pourrait-on s'affranchir par une méditation [artificielle] ?
A quoi bon des lampes à beurre, à quoi bon la nourriture offerte aux dieux ?
Pourquoi s'appuyer sur le système des man
tras secrets ?
Quel besoin des pèlerinages et de l'ascèse ? »

[10] Par exemple suite aux attentats de Paris et au slogan Prier pour Paris, en Inde « construisez des bibliothèques, au lieu d’ériger des statues »…

[11] Penser au Moyen Âge, pp. 200-201

samedi 20 mai 2017

Le monde entier est un théâtre


Naissance du Bouddha (scène dans le Buddha Musuem, Dashu, Kaohsiung 840, Taiwan)

Le monde entier est un théâtre,
Et tous les hommes et les femmes seulement des acteurs;
Ils ont leurs entrées et leurs sorties,
Et un homme dans le cours de sa vie joue différents rôles…
 
William Shakespeare, As You Like It (Comme il vous plaira), acte II, scène 7

Bhikkhu Ñānananda avit écrit un beau petit commentaire[1] sur le Kālakārāma Sutta[2] (AN 4.24) que le Bouddha donna dans le parc du millionnaire Kālaka en comparant la réalité conjurée par le sens et le mental à un tour de magie, qui une fois dévoilé perd tout son attrait « aveuglant ».
« Ce qui est vu, entendu, senti ou saisi
Est considéré comme une vérité par les autres,
Au milieu de ceux enhardi dans leurs propres vues
Étant ‘Ainsi’ (P. tādi), je ne les tiens ni pour vrai ni pour faux.
Je discerne bien à l’avance cette barbelure
Sur laquelle s’accroche ou s’empale l’humanité
‘Je sais, je vois, c’est ainsi’ – le Tathāgatha ne s’y attachera pas
. »[3]
C’est un point important, qui détermine qui est un tathāgatha, ou sinon celui qui ne s’accroche pas à ses propres vues. Voici ma traduction d'un passage du commentaire de Bhikkhu Ñānananda.

« La question de ‘voir ce qui-est-montré’ nous conduit au rapport entre le signe et la signification. La perception sensorielle, à tous les niveaux, s’appuie largement sur les signes. Cette affirmation peut sembler comme un truisme puisque le mot Pāli saññā (skt. samjñā tib. ‘du shes) dénote à la fois ‘le sens’, ‘le symbole’, ‘la marque’, ou ‘gage’. C’est à cause des processus de saisie et de reconnaissance, qui sont implicites dans la perception sensorielle, que le signe y joue un rôle si important.

La saisie – qu’elle soit physique ou mentale – est au mieux une affaire de symbole. Le point de contact actuel est superficiel et localisé, mais il étaye en quelque sorte la prétention (conceit) de la saisie. La reconnaissance aussi est seulement possible dans des limites circoncises et de façon arbitraire. La loi de l’impermanence la sape sans cesse, et pourtant la prétention de la reconnaissance est maintenue en niant progressivement les faits du changement. Ainsi, ces deux processus sont maintenus à l’aide de signes et de symboles.

Que signifient les signes ? « Des choses évidemment » - rétorquerait la personne moins sophistiquée. Pour ce qui est du sens commun, les signes représentent probablement les « choses » que nous percevons grâce à eux. Et les « choses » sont les formes que nous voyons, les sons que nous entendons, les odeurs que nous sentons, les saveur que nous goûtons, les objets que nous touchons et les idées que nous connaissons. Une personne plus sophistiquée serait sans doute plus précise. Elle partirait du point de vue que derrière ces attributs changeants que nous percevons avec nos facultés sensorielles limitées, se cache une substance immuable, une essence, un noumène. Même si aucun analyse ne permet d’affirmer une telle essence, une chose-en-soi sous des couches successives toujours régressives de qualités et d’attributs, elle persisterait qu’aucun attribut ne pourrait exister sans une substance – une qualité sans une « chose » qu’elle qualifie.

Selon le Kālakārāma Sutta, un tathāgata ne conçoit pas de chose visible en dehors de la vue, ni de chose audible en dehors de l’ouïe, ni de chose sentie en dehors de la sensation, ou de chose connaissable en dehors de la connaissance. Comme il ressort des suttas, tous les objets de la perception sensorielle (percepts)[4] en tant que tels doivent être considérés comme de simples signes (saññā, nimitta). Par conséquence, tandis qu’un être du monde dit qu’il perçoit des « choses » à l’aide de signes, le tathāgata dit que tout ce que nous percevons sont des simples signes. Les formes, les sons, les odeurs, les saveurs, les sensations tactiles et les idées sont tous des signes que poursuit la conscience. On pourrait se poser la question : « Que signifient ces signes ? » « Des choses, bien sûr » - le tathāgata repondrait alors : Les « choses » ne sont cependant pas celle que l’être du monde a en tête en cherchant une réponse à cette question. L’avidité, l’aversion et l’aveuglement sont les « choses » signifiées, selon l’enseignement du tathāgata, par tous les objets de la perception sensorielle. « L’avidité, mes amis, est un quelque chose, l’aversion est un quelque chose, l’aveuglement est un quelque chose. » (« Rāgo kho āvuso kiñcano, doso kiñcano, moho kiñcano » - M I 298. Mahāvedalla S.) « L’avidité, mes amis, est quelque chose qui fait signe, l’aversion est quelque chose qui fait signe, l’aveuglement est quelque chose qui fait signe » (« Rāgo kho āvuso nimittakaraṇo, doso nimittakaraṇo, moho nimittakaraṇo » - ibid.). »[5]

Les « choses » manquent d’une essence ou d’être. Ce qui donne un sens de réalité aux signes, aux apparences, ce sont l’avidité, l’aversion et l’aveuglement que nous pouvons ressentir en les percevant. En quelque sorte, ces « trois poisons » voilent la réalité des signes en leur donnant du poids, qu’ils n’ont pas par eux-mêmes. Leur sens de réalité n’est pas dû à « l’être », mais à l’investissement des « trois poisons ».
« L’illusion inhérente au langage est celle de l’être. Or, cette illusion, qui nous fait prononcer l’être — dire : « cela est », et, particulièrement, « cela est juste » (ou « injuste »), « cela est beau » (ou « laid »), etc. — est la source radicale du malheur de l’homme. Car celui qui dit : « cela est », croit dire la vérité — une vérité exclusive de la « vérité » opposée. Si l’un dit : « cela est juste », l’autre : « cela est injuste », l’un : « cela est », l’autre : « cela n’est pas », chacun a tort aux yeux de l’autre. Le principe de contradiction fonde la vérité onto-axiologique. Mais, s’il est impossible que la même chose soit et ne soit pas en même temps ce qu’elle me paraît être — « belle » ou «juste », par exemple —, cela signifie que l’autre a tort s’il ne dit pas ce que je dis. Tout le droit est pour moi, aucun droit n’est de son côté. La vérité est toujours ma vérité, non celle de l’autre. La vérité comme vérité de l’étant, au sens de l’onto-axiologie, de la morale et de la métaphysique, est une vérité qui divise. Le principe de contradiction fonde, rend possible l’opposition réelle des hommes entre eux, et même de l’homme à lui-même — dès lors qu’il se croit obligé de choisir entre un prédicat et le prédicat opposé (« innocent » ou « coupable », « fidèle » ou « infidèle », etc.). Or, si les choses ne « sont » pas plutôt ceci que cela, cela signifie qu’elles ne « sont » rien, et que le mot être serait à bannir du langage (toutefois, pour dire cela même, on ne peut faire autrement que de l’employer encore). Tout se résout en apparences. Dès lors, rien ne fait obstacle à la tranquillité, ἡσυχίᾳ (esuxia), à la non-agitation, ἀταραξία (ataraxie)— et l’on peut ajouter, d’après Antigone de Caryste et Cicéron, à l’impassibilité, ἀπάθεια (apatheia). » 
Pyrrhon ou l’apparence, Marcel Conche, PUF, pp. 126-128
La tranquillité, la non-agitation, et l’impassibilité sont le fruit du non-investissement des trois poisons dans des signes (nimitta), empêchant que ceux-ci deviennent des « choses », nous aveuglant avec un sens d’être qu’elles manquent. Sans les trois poisons, les « choses » perdent leur attrait. Ce sont les trois poisons qui causent l’aveuglement et empêchent de voir pour ce qu’ils sont la « magie » ou « le spectacle » qui nous jouent des tours quotidiennement.

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[1] The Magic of the Mind, an exposition of the Kālakārāma Sutta, BPS, Kandy, Sri Lanka, 1974

[2] Source du sutta en pali 

[3] Bhikkhu Ñānananda, p. 12.

[4] Autrement dit, les sensibles, opposés aux intelligibles.

[5] The Magic of the Mind, an exposition of the Kālakārāma Sutta, BPS, Kandy, Sri Lanka, 1974, pp. 14-15.